Paroles d'aînés

Parole d’aînés, c’est un atelier d’écriture, mené par Michel Layaz.
Parole d’aînés, c’est la rencontre de deux générations. Etudiant-e-s et troisième âge.
Parole d’aînés, c’est l’occasion d’entrer dans une intimité.
Parole d’aînés, c’est un voyage dans le temps.
Parole d’aînés, c’est apprendre à écrire l’autre.
Parole d’aînés, c’est mettre en mots une histoire qui ne nous appartient pas.
Parole d’aînés, c’est plusieurs visites à l’EMS de Ried.
Parole d’aînés, c’est une magnifique aventure.

 

Papillons

D’abord, un léger stress. Le trac. Répondrez-vous à mes questions ? Accepterez-vous de vous livrer à nouveau ? Arriverai-je à vous mettre en mots ?

Mélange de peur et d’exci­tation. Je vais vous revoir. Des dizaines de papillons jouent dans mon estomac.

L’arrivée. Le regard emprunté de notre hôte. « Frau Jenny ist im Spital. »

Les papillons deviennent bloc de glace. Plus rien ne vole, plus rien ne vit.

Sourire, tenter de comprendre. On ne peut rien me dire, bien sûr. Je peux tout imaginer.

Je ne vous ai vue qu’une fois. Cela ne me suffit pas. Je ne parle pas de textes inachevés, je parle de rencontres, du plaisir de vous écouter. Je parle de vos conseils. De ces « boeuferies » qui vous viennent sans cesse aux lèvres. J’aime votre accent allemand, qui me donne l’impression d’être avec ma famille paternelle. J’aime votre histoire d’amour qui a débuté vers une machine à café. J’aime la passion qui vous anime lorsque vous parlez de vos filles. J’aime votre regard. Profond et facétieux.

Une fois, cela ne suffit pas.

Mais vous n’êtes pas là. Vous êtes im Spital. La langue n’est pas la mienne. C’est la vôtre. Je peux croire que j’ai mal compris. Je peux l’imaginer durant une fraction de seconde. Illusion.

Spital. Hôpital. Un mot que je connais bien. Un lieu que je connais bien. Un univers.

Est-ce votre souffle qui vous a renvoyée entre les mains de toutes ces blouses blanches ? Vous ne les portez pas dans votre cœur. C’est à cela que je pense à présent. Vous sortez d’un séjour prolongé, et selon vos dire ils étaient ravi de vous voir partir. Votre sourire en coin. De la fierté. Je vous ai aimée pour cela.

Je sais que vous avez souri. Je sais que vous portiez un pull vert. Mais je serais incapable de vous décrire. Votre image s’efface. Plus je tente de m’en emparer, plus elle m’échappe. Volatile. La renaissance des papillons ?

Toujours revenir à l’annonce. Au coup de poing. Une nouvelle inattendue, brutale. Basculer. La noyade. L’écho de mille autres annonces détes­tables. Ces deux semaines à attendre ma grand-maman au bois dormant. Cette maladie. Ce décès. Tout remonte. Tsunami. Ravage. Mais sourire. En apparence, l’eau doit être calme.

Vous voyez, j’essaie de parler d’autres choses. Ecrire mes souvenirs. Tout pour éviter de spéculer. Mais, Madame Jenny, que vous arrive-t-il ? Quand serez-vous de retour dans cette demeure ? Frontière de la ville et de la campagne. Domes­tiquée, mais sauvage. Comme vous.

Je peux faire semblant. Changer de sujet, sourire, rire même. Mais vous êtes au coin de mes lèvres. Une ombre. Comment allez-vous maintenant ? Et maintenant ?

Commence une longue série de téléphones. A chaque fois, l’appréhension. Etes-vous de retour ? Y a-t-il des nouvelles ? Bonnes ? Mauvaises ? On ne sait pas. On ne sait jamais. Et quand on me propose de me passer « la cellule » pour m’expliquer, je me défile. Illégitime. Je suis illégitime. Et j’ai peur. Je bafouille. Je ne veux pas déranger. Peut-être que je ne veux pas savoir. C’est bête. Je pourrais être rassurée. Mais je ne le suis pas. Et j’attends.

Votre absence vous rend plus proche. Je pense à vous. Vous ne me quittez plus. Je n’ai plus peur que vous refusiez de me répondre. Je crains que vous n’en ayez pas l’occasion.

Les papillons ont ressuscité. Ils se battent dans mes entrailles. Quand vous reverrai-je ?

(Marilou Rytz)